dimanche 9 mai 2010

[nouvelle Halloween]

Avant-propos

Plus courte et plus simple qu'Épiphanie, mais réalisée pour la même occasion (Prix Visinand 2010), selon le même thème (célébration) et suivant le même principe (scénario noir dans un contexte festif). En gros.


Halloween

Jérémy, Sandra, Sami, Noémie, et moi, Mattéo, jolie petite ribambelle d'enfants joyeux, nous étions déguisés pour faire le tour des portes du quartier par cette froide soirée d'automne. Jérémy, le plus grand, âgé de dix ans, était un vampire portant une longue cape noire, un dentier et une blouse blanche tâchée de rouge ; il accompagnait sa sœur cadette, Noémie, la citrouille ambulante ; Sandra, neuf ans, était une sorcière avec un balai et un chapeau pointu, comme quasiment toutes les petites filles le 31 octobre ; j'avais des airs de pirate avec une œillère en guise d'œil droit et un crochet en guise de main gauche ; et il y avait Sami, huit ans, le fantôme, dont la seule partie du corps apparente était les yeux, visibles à travers deux trous grossièrement découpés dans le grand drap blanc qui le recouvrait de la tête au pieds.
Nous étions tous de la même classe, sauf Noémie bien sûr, qui devait avoir entre quatre et cinq ans. Elle était avec nous car la mère de Jérémy en avait décidé ainsi, comprenant le désir extrême de sa fille de partir à la chasse aux bonbons avec les grands. La mère de Jérémy était bien la seule personne au monde à laquelle Jérémy se sentait soumis, mais personne parmi nous n'aurait osé se moquer de cette autorité, et encore moins se plaindre de la présence de la cadette, maintenant qu'elle était là et sous la défense du caïd.
Sami était lui aussi un peu plus jeune ; il avait sauté une classe, et débarqué parmi nous au mois de septembre, pour la rentrée. Comme moi, qui n'étais pas moins neuf que lui étant donné que j'avais emménagé en août dans le quartier. Je n'avais eu aucun mal à m'intégrer dans mon nouvel entourage grâce à mon caractère boute-en-train de l'époque, et très vite, notre petite bande s'était formée, si bien qu'un jeudi soir, nous nous retrouvions tous les cinq, à espérer qu'il ne se mette pas à pleuvoir pour perturber notre quête. Nous ne voulions pas seulement nous amuser et nous empiffrer de diverses cochonneries sucrées... Puisque nous étions relativement populaire et avions un peu la grosse tête, nous nourrissions des ambitions plus grandes : ramener plus de bonbons que tous les autres enfants, avoir les déguisements les plus terrifiants, etc. Bref, il fallait toujours que nous soyons au-dessus des autre. Ce n'est jamais très sain de penser comme ça, surtout lorsque l'on est un enfant de dix ans.
Ma préférée, c'était Sandra, seule fille de notre clique. (Oui, parce que, je me répète : Noémie ne comptait pas vraiment.) Elle avait d'ailleurs tout intérêt à l'être ! Ainsi, elle régnait sur nous autres, pauvres garçons naïfs, même sur Jérémy, intervenant quand il lui en prenait l'envie, faisant mouche. Elle était très maligne en plus d'être jolie comme un cœur, avec ses cheveux noir de jais et ses yeux clairs. Jérémy était le grand blond, moi le basané, et Sami, le bigleux. Nous représentions une certaine diversité ethnique, si je puis dire.
A l'heure qu'il était, nous avions déjà rendu visite à quatre habitations, dont deux seulement nous avaient reçu en fournis en friandises ; une autre était déserte, et la dernière était fréquentée par des gens plutôt hostiles à nos « occupations puériles de gosses importuns ». Nous arrivions au seuil de la cinquième porte, à laquelle nous sonnâmes, et nous attendîmes qu'elle s'ouvrît.
« Des bonbons ou la mort ! » hurla Noémie de sa voix fluette.
Nous lui laissions toujours l'honneur de prononcer la menace suprême : elle se plaisait tant à le faire, j'imagine que ça la faisait se sentir incluse, grande. Si quiconque s'y opposait et voudrait s'approprier ce privilège, il aurait affaire à Jérémy, qui se clamait fièrement protecteur incontesté – cela sonnait mieux que « responsable officiel ». Il était le protecteur de sa sœur, mais nous savions qu'il serait aussi le nôtre si l'un d'entre nous rencontrait la moindre encombre.
Nous avions tous une trait de caractère spécifique, et ce facteur jouait son importance dans la hiérarchie de notre bande, que l'on pourrait résumer de telle sorte : Jérémy était le leader par excellence, Sandra l'impératrice implicite, moi le bon pote respecté et considéré comme cool, et Sami, il avait été pris sous notre aile au début de l'année, ce qui lui faisait bénéficier d'un statut respectable et glorifiant auprès de la classe, mais il était tout de même le moins bien gradé d'entre nous. Je réalise avec le temps que nous le connaissions à peine : il s'était toujours montré très timide en notre présence. Je pense qu'il était intimidé davantage que timide, cela fait toute la nuance. Il n'était peut-être pas aussi réservé en temps général... Comment le savoir ?
La vieille dame qui nous avait ouvert fit semblant d'avoir peur et se retourna pour attraper deux grosses poignées de sucettes, Sugus et sucres d'orge, qu'elle lâcha dans le balluchon que lui tendait Sandra. Nous avions décidé – c'est-à-dire Jérémy approuvé par Sandra - de faire butin commun et de répartir ensuite. Nous n'avions par contre pas prévu de partage égal : chacun obtiendrait la quantité correspondant au nombre de points qu'il aurait accumulés. Et comment gagnait-on des points ? En accomplissant des tâches que l'on pourrait qualifier de gages. Réciproquement, si l'on trahissait une de nos règles d'or, la sanction pouvait entraîner la chute de son score. Bref, dans notre contrat, il n'était mentionné nul juge pour attribuer les points, évidemment. Il aurait fallu, afin que cette affaire reste la plus juste possible que nous votions à chaque fois et que toute décision soit prise sur un accord commun, seulement, tout le monde sait que ça ne se passe jamais comme ça. Inutile de préciser qui s'en chargeait dans les faits. Ce n'était pas prescrit parce que nous faisions mine d'être à égalité et que c'eut été déplacé, voilà tout.
Noémie remportait deux points à chaque fois qu'elle se servait de la formule magique, ce qui la plaçait en tête de liste avec un score de six. Sami avait pour responsabilité de tenir les comptes sur un calepin. Je faisais les miens dans ma tête, et je crois bien qu'il était encore à zéro à ce moment-là. Sandra en avait reçu trois pour avoir ri de manière machiavélique, et Jérémy en avait hérité du même nombre en marchant cinquante mètre sans veste et les manches retroussées, face au vent. Quant à moi, je devais exécuter mon action, qui consistait à embrasser quelqu'un – autre que mes quatre acolytes - sur la joue. Alors quand nous croisâmes deux de nos camarades, j'allai vers une répondant au nom de Sophie et me libérai de mon devoir. Puis, sans explication aucune, je regagnai les autres en sautillant. Elle rougissait et nous étions hilares. Trois points pour moi, une bonne chose de faite ! Ensuite nous continuâmes notre route à la recherche d'adresses peu prisées, car nous considérions les autres gamins comme de la concurrence à mépriser.
Nous fîmes pas loin d'une dizaine de maisons selon ce même modèle. Les scores de chacun avaient augmenté : dix-neuf pour Noémie (elle avait reçu cinq points au lieu de deux en allant seule sonner chez un voisin), quinze pour Jérémy, seize pour Sandra (à croire que nous étions galants), quinze pour moi et sept pour Sami. Ce dernier était désormais tout sale et tout mouillé, son premier gage consistant à sauter pieds joints dans une flaque de boue et le second à rester cinq secondes sous un jet d'arrosage. Malgré ses exploits, il était en retard par rapport à nous, et ça ne nous avait pas échappé.
« Il faut te trouver une nouvelle mission, Sami. » déclara Jérémy. « Qui a une idée ? »
« Il doit cueillir une tulipe dans un jardin ! » proposa Noémie sur un ton enthousiaste.
« Il lui faut quelque chose qui lui rapportera beaucoup de points. Comme ça il se rattrapera plus vite. » affirma Sandra.
Sami ne disait rien, attendant notre verdict. Je suggérai, un peu bêtement :
« Il pourrait marcher d'ici jusqu'au réverbère là-bas sans slip ! »
« Non, pour que ça rapporte plus de points, il faudrait qu'il aille sonner à cette porte comme ça. Sans nous. » rectifia Jérémy.
« Et s'il ne ramène pas de bonbons ? » interrogea Sandra.
« Il n'aura que la moitié des points prévus. »
« Et moi ? » protesta Noémie.
« Tu auras tes deux points quand même, je te promets. » la rassura son frère.
Je me dis que Noémie devait voir en Jérémy une sorte d'idole, un héros. On se méprendrait facilement.
L'aîné reprit :
« Alors, Sami ? Pour huit points, tu prends ? »
« Non. » répondit-il très doucement, la tête baissée, ses yeux fixant ses pieds.
« T'as pas le droit de refuser ! Sinon tu perds tout. Tes points et tes amis. » riposta-t-il pour le convaincre. Le pire, c'était qu'il disait vrai : Sami risquait gros.
Et c'est alors que Sandra intervint comme elle le faisait parfois pour amener la sage parole :
« Laisse-lui un joker, Jérémy. S'il ne veut pas faire ça, on lui trouvera autre chose. »
« D'accord. Tu préférerais faire autre chose ? Tu es sûr ? »
Jamais personne ne mettrait en doute les propos de Sandra. Sami hocha la tête, soulagé. Il fallut donc réfléchir à nouveau. A peine nous y étions-nous remis que nous fûmes dépassés par un groupe de squelettes qui riaient à gorge déployée et transportaient dans deux sacs bien remplis ce qui ressemblait à un excellent butin de bonbons et de chocolats. Jérémy eut aussitôt une illumination, et je devinai quelle était sa pensée avant même qu'il ne l'exprime :
« Tu vas leur voler leur butin. »
Je vis Sami écarquiller les yeux derrière son voile. Le pauvre devait se décomposer sur place.
« Tu as déjà utilisé ton joker, tu dois accepter ! Allez, pour dix points. » insistait Jérémy le fourbe.
Et dire que c'était ça que nous aimions tant chez lui...
Sami tremblait comme une feuille.
« Tu peux le faire, Sami ! T'es pas un trouillard, hein ? T'en es capable, on sait ! T'imagines un peu si tu réussis, comme tu pourras être fier ? » l'encouragea Sandra.
« Nous, on t'attend sur ce banc. On te laisse te débrouiller, on te regarde. » conclut Jérémy, jubilant.
Je faillis avoir pitié pour ce gosse que l'on n'avait cessé de martyriser, mais je l'entendis inspirer à fond, envoûté par Sandra qui, de toute évidence portait très bien son déguisement, et j'optai pour la passivité. Nous verrions bien ce qu'il se passerait. Après tout, il n'était pas si vulnérable, il avait huit ans.
Nous nous assîmes et l'observâmes avancer, sceptiques, en nous demandant bien comment comptait-il s'y prendre. Nos cibles étaient trois garçons, âgés de onze ans selon mes estimations. Naturellement, il n'est pas simple de commenter des spécimen déguisés quand l'on a soi-même un œil bandé et qu'en plus il fait nuit.
Je désirais vraiment faire confiance à Sami. Je savais que c'était un garçon rusé, malgré ses allures de de grenouille écervelée – je n'aurais su expliquer pourquoi, c'est cela qu'il m'évoquait. J'étais persuadé qu'il trouverait une stratégie. J'avais surtout peur de découvrir que nous avions fait quelque chose de mal et le forçant à y aller.
Il fonçait droit sur nos rivaux, d'une démarche assurée, bien qu'il eût l'air passablement ridicule dans son vieux draps usé, trempe et sali, et je ne pouvais m'empêcher d'être inquiet. Les garçons s'étaient retournés et lui faisaient face, ils semblaient s'entretenir, mais nous ne pouvions les entendre d'où nous étions. Pourquoi diable discutait-il ? Avait-il compris ce qu'il était censé faire ? Il n'avait jamais été question de marchander.
Nous le vîmes soudain se faire bousculer. Les squelettes lui tournèrent le dos et se remirent à avancer. A côté de moi, Jérémy soupirait. Pourvu qu'il ne soit pas trop sévère ! Contre toute attente, Sami ne vint pas nous rejoindre mais revint à l'assaut, et tenta de s'emparer le sac de friandises. De nouveau, il fut repoussé brusquement et se retrouva à terre, mais cette fois-ci, les autres s'arrêtèrent et l'encerclèrent. Mon cœur se mit à battre plus fort. Je me tournai pour regarder mes deux amis : ils demeuraient immobiles, fixant la scène que nous ne pouvions voir clairement. Un sentiment de malaise nous avait gagné, pourtant, pas un seul de nous remua le petit doigt. Nous étions lâches.
« Qu'est-ce qu'i font, Jérémy ? » questionna Noémie.
Je n'avais pu distinguer ce qui s'était passé exactement, mais au bout de quelques secondes, les squelettes s'en allèrent en courant. Je restai pétrifié sur le banc : je ne voulais ni voir ni savoir ce qu'ils avaient fait à Sami. Fort heureusement, ce dernier se releva rapidement. Sandra fut la première à se lever ; Jérémy et moi lui emboîtâmes le pas. Nous avions demandé à Noémie d'attendre bien sagement sur le banc. En arrivant vers lui, nous fûmes surpris en apercevant que Sami tenait dans sa main un des trésors qu'il avait du conquérir. Pour ce qui était de son état, il était encore plus sale qu'auparavant, son nez saignait et ses lunettes avaient été tordues ; il n'y avait rien de plus à déplorer. J'étais sidéré.
Le silence s'installa, et fut finalement brisé par Jérémy :
« Bien, euh, tu l'as fait. Mais il te manque un sac, alors... ça te fait huit points, okay ? »
Je n'en revenais pas qu'il veuille continuer avec ce jeu idiot, alors qu'il avait mis Sami en péril. Sans doute préférait-il faire comme si de rien n'était, et classer ce gage au même rang que tous les autres. Il avait peur de faire face à cet incident – qui aurait pu avoir des conséquences désastreuses – et de reconnaître son erreur. On sentait néanmoins au son instable de sa voix que Jérémy manquait d'assurance et peinait à se remettre de ses émotions, qu'il avait vainement essayé de dissimulées. D'ailleurs, il s'était trahi avec ce « okay ? » en fin de phrase qui ne lui ressemblait pas du tout. Depuis quand accordait-il de la valeur au consentement des autres ?
Avant que Sandra et moi ne puissions dire un mot et, pour la première fois, prendre la défense de Sami, nous excuser d'être allés trop loin, ce dernier commit un acte tout à fait inattendu. Il le fit si vite qu'il nous fallut du temps pour comprendre de quoi il en retournait : le poing de Sami avait jailli de dessous son drap et était venu se figer en plein dans le ventre de Jérémy. Quand Sami laissa retomber son bras, Jérémy resta recroquevillé, et une véritable tâche de sang apparut sur sa chemise, croissant et croissant. Le couteau suisse de Sami lui échappa des mains et rebondit deux fois sur le bitume. Personne ne bougea pendant un laps de temps qui me parut durer une éternité. Noémie, qui nous avait suivis, se mit à pleurer.


Après cette histoire, les choses ne devinrent plus jamais comme avant. Jérémy s'était bien remis de sa blessure : par chance, la lésion n'était que superficielle et n'avait heurté aucun organe, en raison de la lame trop courte. Des voisins avaient assisté à la scène et avaient pu appeler une ambulance. Ses parents firent une demande pour qu'il soit transféré dans une autre classe. Sandra et moi nous voyions toujours et partagions enfin une amitié saine. Quant à Sami, je ne le revis jamais. Les témoignages des trois garçons en squelettes et même celui de Noémie avaient dénoncés le comportement turbulent de l'enfant, et il fut envoyé en maison de correction...

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