samedi 8 mai 2010

[nouvelle Épiphanie]

Avant-propos

Il s'agit d'une nouvelle que j'ai écrite à l'occasion du prix Visinand 2010, portant sur le thème imposé "célébration". (On s'en serait douté, je ne l'ai pas remporté.) Cela faisait bien longtemps que je n'avais rien publié, et je suis contente d'avoir enfin un vrai texte à vous soumettre. Puissiez-vous l'apprécier.
Note : l'épiphanie est le nom officiel pour la fête des rois. A suivre, une nouvelle suivant le même principe et rédigée pour la même occasion intitulée "Halloween".



Épiphanie

Ingrédients :
- 300 g de pâte feuilletée
- 100 g d'amandes en poudre
- 100 g de beurre
- 2 œufs
- 100 g de sucre en poudre
- 50 g de farine
- 1 sachet de sucre vanillé
- sucre glace
- 1 c.s. de rhum
- 1 fève

Ce fut vers cinq heures dans l'après-midi que, les bras chargés de deux sacs de commission, lourds à souhait mais remplis de bonnes choses, Suzanne rentra chez elle et pénétra dans une pièce obscure. La saison voulait qu'il fît déjà nuit, pourtant, dans la rue, la blancheur de la neige tombante, les réverbères, les enseignes lumineuses et les décorations tardives de Noël donnaient une impression de clarté à travers la fenêtre. A cette période de l'année, l'hiver est supportable, car il s'est à peine installé, et les fêtes impliquent que les gens sont en vacances et d'humeur joviale. Aussi, celles et ceux qui désirent prendre un nouveau départ en trouvent l'occasion avec le nouvel an.
Suzanne ne faisait pas exception et semblait tout aussi gaie, si ce n'est plus, que les passants parisiens. La satisfaction se lisait sur son visage dont le sourire généreux laissait apparaître des fossettes. Ses joues étaient légèrement rougies par l'air glacé, ce qui, mêlé au reste, lui faisait paraître dix ans de moins.
L'abat-jour clignota quelques fois avant d'inonder la petite pièce d'une lumière ambrée. La décoration, bien que simple et modeste, rendait l'atmosphère assurément douillette.
Les sacs une fois posés sauvagement sur la table, Suzanne se hâta vers le tourne-disque, y inséra délicatement un 33 tours qu'elle écoutait en boucle ces temps-ci, et positionna l'aiguille sur le noir luisant du vinyle. L'appareil se mit en route ainsi que la musique, alors la voix chaude, tonique, mélodieuse - comment la décrire en lui restant fidèle ? - du King se propagea aux quatre coins de la cuisine, se faisant plus présente encore que la lueur orangément faiblarde de la pauvre lampe et entonnant : « A hard headed woman (...) »
Oui, cela convenait idéalement. Maintenant qu'il ne manquait plus rien à la bonne ambiance de la soirée qui débutait, Suzanne revint à ses courses et rangea en sifflotant les différents aliments dans le placard et dans le frigidaire, à l'exception de certains ingrédients qu'elle déposa sur la table. Elle s'intéressa ensuite au petit papier collé contre la porte du frigo, lut rapidement ce qui y était griffonné et vérifia que tous les éléments de la liste y figuraient. Bien. Il ne manquait rien non plus au bon déroulement de la soirée.
Quelqu'un entra.
« Une galette aux amandes ? C'est un choix audacieux. Tout le monde n'aime pas les amandes. Certains y sont même allergiques. »
Suzanne, qui avait sursauté, regarda furtivement derrière elle, puis se consacra à nouveau à la lecture du morceau de papier, indifféremment. « Ah, c'est toi. »
« Ma foi, qui d'autre ? »
« Bon, et tu n'aimes pas les amandes ? »
« Si. Je les adore. »
Il y eut un instant de silence, pendant lequel une seconde chanson succéda à la première, et Suzanne, cédant à une lubie, se mit à chanter ouvertement.
« Gilles aussi, n'est-ce pas ? » reprit l'autre.
« Si Gilles aime aussi les amandes ? Oui. Tu comptes me tenir compagnie ? » questionna Suzanne.
« Je veux bien, si tu arrêtes de chantonner bêtement. »
« Je t'en prie, assieds-toi. Mais je te préviens, me regarder faire n'est pas des plus divertissants. »
Et Suzanne sortit un saladier en plastique d'une armoire.


Découper le beurre en dés, puis l'écraser dans un saladier avec une fourchette afin de le réduire en pommade. Incorporer un œuf entier, puis le sucre en poudre, le sucre vanillé et les amandes. Mélanger au fouet pour obtenir une substance lisse et homogène. Ajouter le rhum, et conserver au frais.

Tandis qu'elle s'appliquait à travailler le beurre - l'ingrédient miracle et essentiel à toute bonne recette d'après elle -, une tête était penchée par dessus son épaule et épiait ses moindres gestes. Et ses pensées aussi, peut-être.
Suzanne avait beau posséder toute la volonté du monde, elle n'en demeurait pas moins maladroite ; aussi, quand il fallut ajouter l'œuf, elle le brisa tout entier, déversant la moitié de son contenu à côté du récipient. Exaspérée, elle contemplait les morceaux de coquilles flotter à la surface de la substance gluante, et ne savait comment réagir face au petit rire mauvais et étouffé dans son dos. A vrai dire, elle ne souhaitait pas rire, mais désemparée, elle laissa échapper un gloussement nerveux. Il ne servait à rien de voir le mal partout. D'ailleurs, l'incident fut rapidement réparé, et la mixture obtenue avait une odeur alléchante, et une consistance prometteuse.
Encore restait-il à verser le rhum. Suzanne attrapa la bouteille, en dévissa le bouchon, et remplit une cuillère à soupe, qu'elle porta à sa bouche plutôt qu'au saladier. Son vice. Cet acte lui fut gratifié par un regard sombre, désapprobateur, transperçant, bien que les yeux qui en étaient à l'origine fussent clairs.
Tout compte fait, elle n'était plus si sûre d'apprécier la compagnie dans ce genre de situation, alors qu'elle désirait avant tout être seule et insouciante du reste, voir et faire les choses comme elle l'entendait, sans qu'on la conseillât, sans qu'on la blâmât, sans qu'on la déconcentrât. Les commentaires de Louise ne l'intéressaient ni ne l'amusaient. Et puis, n'était-ce pas elle, l'adulte mûre et respectable ? Manifestement, cette fille était mal éduquée. Suzanne avait horreur d'être jugée, évaluée, en tort, humiliée. Ça la faisait échouer, perdre son sang froid. Son sang froid qui lui était pourtant si précieux, qui était si difficile à heurter, surtout depuis quelque temps. Contrôler la situation, les gens, elle-même, c'était primordial pour Suzanne.
« Vas-t'en, occupe-toi autrement, tu veux bien ? » s'enquit-t-elle d'une voix douce néanmoins.
En vain. En guise de réponse, Louise tendit une main inquisitrice et son index effleura la préparation, avant d'y plonger complètement quand Suzanne, en voulant l'empêcher de goûter, lui avait donné une tape sur le bras, ce qui n'était pas très astucieux. Ce n'était Louise qui l'influencerait. Qu'elle reste ! Suzanne l'ignorerait, et mènerait sa tâche avec délicatesse et succès. Pour Gilles, son fils. C'est lui qui rendait le gâteau si important.
« Il n'y en a toujours que pour Gilles, n'est-ce pas ? » avait tristement énoncé la jeune fille, et Suzanne s'était tue, faisant mine d'être occupée. Elle ré-entreprit son opération s'en se détourner de l'objectif cette fois-ci, à savoir qu'elle ajouta la bonne quantité de rhum sans dévier la trajectoire de la cuillère, après quoi elle déposa sa frangipane au réfrigérateur, comme prescrit.


Diviser la pâte feuilletée en deux morceaux de part égale, et étaler chacun sur un plan de travail légèrement fariné, sur 3 mm d'épaisseur. Découper deux disques de 22 cm de diamètre environ. Avec les chutes de pâtes, former de petites feuilles.

Suzanne avait acheté sa pâte feuilletée déjà toute faite au supermarché - il aurait été compliqué d'en faire soi-même, d'autant que la pâte industrielle était déjà aplatie, et avec la bonne épaisseur, qui plus est.
Louise n'avait rien dit depuis quelques minutes, ce qu'on ne pouvait pas dire de son estomac, qui s'était manifesté à plusieurs reprises déjà. Elle avait ainsi l'air d'une toute petite chose, d'une enfant timide, boudeuse, et affamée. De son côté, Elvis Presley entamait une ballade, et comme la musique adoucit les mœurs, Suzanne éprouvait des remords à l'égard de la jeune fille, avec qui elle n'avait pas été très juste.
Louise n'était sûrement pas si teigne après tout. Suzanne n'avait absolument rien contre elle, la mépriser n'était alors d'aucun intérêt. Et Gilles aurait trouvé cela déplorable, Gilles qui était si bon.
Pour toutes ces raisons, Suzanne proposa un morceau de pâte crue. Ce n'était pas fort gastronomique, mais tant de gens en raffolent. A peine lui avait-elle tendu une boulette que Louise s'en empara et n'en fit qu'une bouchée. Cependant ce n'était pas le goût mais purement la faim qui la faisait agir de la sorte. Comment s'en étonner alors qu'elle n'avait rien mangé de la journée ?
« Oh. Quelle indigne personne je fais... », laissa échapper, Suzanne, par réflexe de bonne éducation.
Puis elle médita cette dernière phrase plus sérieusement, sans réussir à se qualifier de digne ou d'indigne. Elle en avait fini de découper la pâte en disques, alors son regard se promena plus ou moins innocemment dans la pièce insolite jusqu'à tomber sur, oh ! La bouteille de rhum.
« Nous n'avons qu'à prendre l'apéro. Je te sers un v... » elle s'interrompit, marquant un temps de réflexion. « Mais, es-tu seulement majeure ? »
Louise hocha la tête. Elle disait vrai, mais elle n'en paraissait pas le moindre, à cause de son comportement distrait et discret, presque enfantin.
Et la soirée prit une tournure relativement saugrenue. Et la recette fut laissée de côté pour un laps de temps. Et Elvis avait déjà chanté sur toute la face B de son album. Sur un choix de Louise, Bob Dylan et son Freewheelin' prirent le relais, rendant l'ambiance paisible et familière.
Suzanne avait appris à faire de bons cocktails lors d'un voyage sur une île du Sud, pour sa lune de miel. Entre temps, elle avait perdu son mari, mais pas ses connaissances. Les Mai Tai qu'elle prépara étaient délicieux. Comme elle aurait aimé que Gilles soit là pour les goûter ! Un sourire se dessinait progressivement sur son visage tandis qu'elle pensait à lui. Louise le remarqua.
« T'arrive-t-il d'oublier qu'il est mort ? » s'enquit-elle.
« Je ne sais pas. »
Silence.
Elle reprit :
« L'année dernière, j'avais cuisiné cette même galette, mais il n'aura jamais pu la goûter. »
« Il ne goûtera pas à celle-ci non plus. »
« Non, effectivement. »
« J'ai pitié pour toi. »
C'était bien le comble ! Sur ce, la malheureuse Suzanne descendit son verre cul sec. Elle se savait pitoyable, terriblement pathétique quand elle parlait ainsi de son défunt fils. Mais c'était bien là le dernier de ses soucis. Il s'agissait de la conséquence de son malheur, pas de la cause.
Préparer ce gâteau des rois, organiser ce modeste et funeste anniversaire était sa façon de purger une année de souffrance. Ça la faisait se sentir mieux. L'être humain agit de façon totalement intuitive et irraisonnée lorsqu'il est confronté à des émotions trop fortes. Sans doute était-ce cela que Louise ne comprenait et ne comprendrait pas
Chacune sirotait son breuvage. Elles parlaient peu, car il n'y avait pas grand-chose à dire.


Verser la crème d'amandes sur le premier disque, l'étaler en laissant 3 cm sur les bords. Placer la fève et badigeonner les bords de jaune d'œuf dilué avec 3 c.s. d'eau froide. Recouvrir avec le second disque, et presser les bords pour les souder. Dorer la surface de la galette avec le jaune d'œuf. Disposer les petites feuilles sur le dessus, puis laisser 30 min. au frais. Préchauffer le four à 210° C.

Dix-neuves heures passées. Suzanne s'y était remise à son activité culinaire et avait proposé à Louise de regarder son album photo en attendant. L'on y trouvait plusieurs clichés de Gilles.
La bonne femme sortit la fève du congélateur et regretta que le vernis fût abîmé. Elle la plaça tout de même sans la retoucher - c'eût été absurde. En outre, le temps s'écoulait.
Non pas que Suzanne était superstitieuse, néanmoins elle se plaisait à faire semblant et était d'avis que le symbolisme des choses – d'une fève, par exemple – était important. Elle n'avait pas choisi la sienne au hasard. Paradoxalement, elle reniait les reproductions du petit Jésus dans son berceau et autres figurines sacrées. Le symbolisme, selon elle, venait du profane.
Louise, qui avait parcouru toutes les pages, rangea le gros ouvrage dans une étagère. Elle semblait émue, remuée de l'intérieur. Puis elle se tourna vers Suzanne, qui était en train de manipuler le jaune d'œuf, et hésita avant de déclarer : « Un regrettable accident, mais un accident quand même. Pourquoi ne peux-tu pas accepter ça, et passer à autre chose ? »
« Je passe à autre chose, Louise. » répondit calmement Suzanne.
C'était sans doute vrai, elle avait juste mis un peu de temps.
« Bien sûr que non, sinon tu ne t'en serais pas prise à celui que tu considères pour responsable. Et s'il n'y en avait pas eu, si Gilles s'était tué tout seul ? A qui t'en serais-tu prise ? Tu aurais trouvé un coupable arbitrairement ? Il aurait mieux valu que tu ne mêles pas les autres à tes problèmes. Si tu en veux au monde entier, quitte-le, bordel ! »
Suzanne l'écoutait distraitement d'une oreille. Louise déballait ce qu'elle avait sur le coeur, elle exprimait son opinion sur quelque chose qui, de toute évidence, l'affectait : c'était son droit, et aussi un besoin. Alors elle Suzanne la laissa plaidoyer, sans tenir compte de ses belles paroles pour autant. Il fallait cependant bien admettre que la petite n'était pas complètement idiote, et ses mots manquaient de perturber son aînée. Louise s'arrêta d'argumenter pour reprendre... quoi ? Ses esprits, son calme, son souffle ? Qu'importe. Simplement amusée, Suzanne fit remarquer :
« Tu essaies de défendre ton père, c'est normal. Et moi, je défends mon fils. Si tu avais été à ma place, et moi à la tienne, ça ne changerait rien. C'est de la psychologie de base... »
Suzanne regretta aussitôt sa dernière phrase, qui lui était sortie toute seule de la bouche. Elle venait de tendre une perche à Louise. Quelle nouille ! Voilà ce qui arrivait quand elle parlait ouvertement et instinctivement. Au diable la répartie, elle n'était pas encore prête à ça.
« Tu oses parler de psychologie ? », rebondit l'autre, qui, en effet, n'aurait pas laissé passer une si belle occasion. « Toi qui a été internée pendant de si longs mois ? Tu oses me comparer à toi, vieille folle ? » . Cette fois, Suzanne ne pourrait pas interrompre sa lancée.
Louise continuait, stipulant que Suzanne était cinglée depuis toujours, même lorsqu'elle avait un semblant de crédibilité et de renommée, même quand on la considérait « saine d'esprit », que s'il y avait un responsable ayant commis une faute grave, ce n'était pas son père ivre au volant de sa mortelle voiture, mais plutôt le psychiatre incompétent qui avait - à tort - estimé que Suzanne était prête à réintégrer la société, après le comportement dangereux et démesuré qu'elle avait adopté après le procès... Blablabla. Certes, tout ce qu'avait bien pu dire la petite était vrai. Aussi étonnant que cela paraît-ce, ses propos avaient une fois de plus amusé Suzanne... Car elle en était consciente. Seulement, elle estimait que ce qu'elle ressentait au fond d'elle - et auquel elle ne pouvait donner de nom, car ce n'était pas tout à fait une soif de vengeance, ni de la pure mélancolie, ni un profond manque, ni un puissant sentiment d'injustice, ni quoi que ce soit de raisonné, justement pas ; c'était un peu de tout ça à la fois, peut-être, sûrement, elle n'en savait rien ; elle n'agissait pas tout à fait comme bon lui semblait car elle savait bien que ce n'était pas bon ; elle n'avait juste pas le choix, il fallait qu'elle agisse, et qu'elle agisse comme ça, voilà tout –, ce qu'elle ressentait au fond d'elle était plus fort, si fort que ça primait sur tout le reste. Absolument tout le reste.
Suzanne plaça son œuvre au frais et mit le four à chauffer.
Louise s'interrompit sans que personne ne l'y poussât, fondant en larmes.


Dorer à nouveau la surface au jaune d'œuf. Avec la pointe d'un couteau, pratiquer des entailles superficielles sur le pourtour. Glisser la galette sur une plaque recouverte de papier sulfurisé, et mettre au four. Laisser cuire pendant une demi heure environ.

Rebelote avec le jaune d'œuf. Et Louise, elle avait cessé de sangloter, son chagrin s'apaisait, le flot de ses larmes s'était tu. Fragilité adolescente. Suzanne avait beau la connaître depuis très peu, c'était quasiment comme si elle pouvait lire dans ses pensées. Selon elle, les adolescents étaient bien trop prévisibles, car sans expérience ni subtilité, bien malgré ce que l'on pouvait dire quant à leur psychologie complexe – Gilles excepté, bien entendu. En même temps, comment aurait-elle pu trouver quelqu'un, qu'il fût tout jeune ou au seuil de la mort, autrement que banal en comparaison avec elle-même, dont l'esprit était si particulier ?
Il valait mieux que Louise pleurât. Cela voulait dire que les choses se déroulaient normalement, et que ses plans ne seraient pas perturbés. Oui, Suzanne lui avait volé quelque chose de précieux, il aurait été étonnant que la petite restât de marbre. Mais si elle souffrait tant, dans quel intérêt restait-elle là ? Désirait-elle faire culpabiliser Suzanne ?
Louise, qui s'était assise – pas sur une chaise, par terre, au coin, comme un enfant qui boude, une fois encore -, observait son auriculaire gauche et déplorait la phalange manquante. Celle qui se trouvait dans la galette. Suzanne devait être d'une cruauté sans nom pour faire une chose pareille sans même demander de rançon – à quoi bon réclamerait-elle de l'argent ? Quoi que... ce n'était pas de la cruauté, mais de la folie, bien sûr. Réflexion après réflexion, Louise avait fini par se constituer une définition plus précise et concrète de la folie. En levant les yeux, elle croisa le regard de Suzanne, qui lui sourit. Si mystérieuse et intéressante était cette femme... Louise ne pouvait s'empêcher d'avoir un semblant d'estime pour son bourreau.
« A hard headed woman, hein. » marmonna-t-elle.
Louise pensait à son père, qui avait déjà tant souffert du terrible accident. Et à sa mère, qui s'était battue pour que la famille supporte ce drame et qui n'avait rien fait pour mériter ça, la pauvre, elle n'aurait pas dû être confrontée à une situation de ce genre. Lointain et merveilleux paraissait autrefois, du temps où Gilles était vivant, où aucun procès n'avait engendré l'endettement de leur famille, où son père n'était pas alcoolique, où la presse n'avait pas fait du désespoir et de la déchéance de Suzanne un scandale. Ô, nostalgie...
Suzanne avait enfourné sa galette et la contemplait béatement. Elle s'était appliquée à la faire bien belle et bien appétissante, pour s'assurer que la famille de Louise la mangeât.
« As-tu pensé à les prévenir de mon absence ? Sinon, je peux t'assurer qu'ils auront d'autre préoccupations que ton gâteau », dit Louise, qui venait d'y penser, éclairée par une lueur d'espoir.
« Oh, oui, j'ai laissé un mot. »


En fin de cuisson, quand la galette est bien dorée, la saupoudrer de sucre glace et la placer sous le grill du four pendant 2 min., afin qu'elle soit bien brillante. Retirer du four et laisser reposer au moins 10 min. avant de déguster.

Suzanne ouvrit le four et saisit la galette tandis que Louise la dévisageait gravement. Une délicieuse odeur d'amandes sucrées se répandit dans l'atmosphère. Suzanne jubilait, mais Louise s'était levée et avançait, l'air menaçant. Elle se tenait debout à ses côtés, ne disait rien, la regardait faire, jusqu'à ce que la recette arrive à terme, que le gâteau n'ait plus qu'à refroidir. Suzanne le déposa soigneusement dans une boîte en carton. Parfait. Vingt-et-une heures, il était tard, juste comme il fallait.
Elle se dirigea vers la porte, attrapa son manteau et remis ses bottines, puis, sa galette des rois dans les bras, ouvrit la porte et sortit au froid sans se donner la peine de refermer, Louise sur ses pas. Elles marchèrent dans la capitale enneigée, et cette fois discutèrent, car Louise n'en avait pas tout à fait fini.
« Tu ne vas pas être contente. Il y a une faille dans ton projet. »
« A ce stade ? Je ne crois pas, non. »
Pourquoi diable déclarait-elle chose pareille, et pourquoi ne l'avait-elle pas fait auparavant ?
« Pas à ce stade, avant. Quand tu as décidé de me prendre la vie pour te venger de mon père, lui faire endurer ce que tu endurais, en guise d'amende, de punition. Tu vois ? Tu te croyais si spéciale, mais cela sonne comme le plus ordinaire des scénarios. La vengeance, un grand classique. »
« Où veux-tu en venir ? »
Suzanne tâchait de rester sereine, de ne rien laisser paraître, malgré son inquiétude nouvelle et soudaine. La petite aura finalement réussi à troubler son sang froid. Louise reprit :
« Je dis qu'il n'y a pas que le vengeance envers mon père, justement. C'est trop peu réaliste, qui pour y croire ? Même toi, tu n'es pas assez cinglée pour faire tant de mal par simple soucis de vengeance.. »
« Et qu'y aurait-il d'autre, alors, merde ? » siffla Suzanne, perdant patience. Les passants la regardaient étrangement.
« Je connaissais Gilles. Je le connaissais bien. »
« Tu es morte, comment pourrais-tu dire la vérité ? Tout ce que tu dis, c'est moi qui y pense, voyons. Je ne tomberai pas dans mon propre piège. »
Suzanne s'en rassura presque. Comme le moment crucial était enfin arrivé, elle devenait paranoïaque et sa tête lui jouait des mauvais tours, faisant parler le fantôme de Louise de choses compromettantes pour son projet, voilà tout. C'était probablement la seule chose qu'il lui restait d'humain et de sensé, le stress.
« Je ne suis pas réelle mais tu sais que je dis vrai. Tu le sais, parce que c'est toi qui me le fais dire. Tu ne veux juste pas l'admettre. Tu n'es qu'une schizophrène, dont l'inconscient s'est matérialisé en celle que tu as tué, pour te faire comprendre ce que tu ne peux autrement. »
Suzanne s'arrêta net. Les choses s'étaient pourtant bien déroulées jusque-là... Où était passée cette imbécile de Louise ? La vraie, la coquille vide ?
« Mais je suis là ! Et tu sais que je n'étais pas idiote, tout comme tu te doutes, au fond de toi, des liens que j'entretenais avec Gilles. Je continue , ou tu as compris ? »
Suzanne ne dit rien. Alors Louise continua, longtemps.
« C'est la jalousie ton problème, bien plus que la vengeance. Tu as développé un énorme complexe au cours de ces dernières années. Tu n'as pas supporté que Gilles grandisse et souhaite devenir indépendant. Tu n'avais déjà plus que lui alors tu as voulu le retenir, lui faisant un peu porter ta dépression, subir ta débauche, tes crises et tes sautes d'humeur. Mais lui, ce qu'il voulait, c'était trouver un moyen d'être heureux et de se détourner de ce qui n'était plus : son père, mais aussi sa mère, qui s'agrippait à un passé devenu tragique pour alors devenir tragique et oppressante elle aussi,, n'est-ce pas ? Je le sais parce que Gilles m'en parlait. Tu n'était plus que le reflet du défunt, l'incarnation de la mort, une veuve qui ne vivrait plus très longtemps à moins de se reprendre, mais ce n'était pas à Gilles se guérir sa mère. Il en était incapable, évidemment. Quand il l'a compris et quand il en a eu marre, il s'est détaché... Je suis devenue ainsi la seule femme importante de sa vie. Et nous avons connu la débauche, nous aussi, mais pas la même que la tienne. C'était une débauche adolescente, pratiquement innocente, une débauche amusante. Et bien sûr, tu ne m'avais jamais rencontrée, mais tu savais que j'existais et tu as considéré que c'était ma faute moi seule. Tout était devenu ma faute. Tu vois, tu cherches systématiquement des responsables, sinon, tu ne pourrais pas te supporter, et tu serais partie il y a bien longtemps, ce qui aurait mieux valu. Tu es un parasite, Suzanne. »
Suzanne s'était assise dans la neige, le souffle court. Ses jambes étaient en coton et elle était incapable de se lever, incapable de produire un son, incapable de ne pas l'écouter. C'était faux : en noyant Louise, elle n'avait pas soupçonné une seule seconde que cette dernière eût pu connaître Gilles !
Elle continua encore :
« A l'époque, la situation n'était pas irréversible, et ta vie actuellement aurait pu être tout autre. Tu t'étais ressaisie, tu avais trouvé un emploi juste à temps pour ne pas t'endetter, tu avais cessé de boire. Hélas, à peine commençais-tu à remonter la pente que l'accident s'est produit. Ironie du sort. Tu as replongé, tu en as voulu au conducteur qui était pourtant sobre, et qui s'avère être mon père, mais c'est hasard, à moins que tu considères cela comme un signe du destin ? Tu ne m'avais pas oubliée ; tu savais pertinemment que j'étais la dernière à avoir vu Gilles en vie ; et tu as fait semblant de préparer une autre vengeance, alors qu'inconsciemment, tu prépares ceci depuis une année. Ça t'obsédait, à tel point que l'on a du te faire interner, mais ça ne t'a pas guérie, loin de ça, ça t'a enfermée dans ton idée. Au moins, tu avais récupéré de l'argent avec le procès et tu as pu te réintroduire dans la société, emménager dans cet appartement en ville, prévoir de quelle façon tu comptais célébrer ce jour. Et bien, tu y es parvenue, tu as mené ton projet à bien, mais tu te liquéfie sur place parce que tu as eu tort : tu ne vas pas mieux. Le malheur, chez toi, est une fatalité. Je suis là pour te le rappeler. Bref, tu étais quelqu'un de propice à la folie que les circonstances ont rendue folle. Maintenant, tu réalises ce que tu as fait ? Ce que Gilles penserait s'il savait ce que tu as fait de moi ? »
Suzanne hurlait, mais elle l'entendait quand même. Des gens s'étaient rassemblés en cercle autour d'elles, et dévisageaient la pauvre femme.
« Le seul moyen de prendre un nouveau départ était que tu me rencontres avant de me tuer, Suzanne, mais tu ne comprends rien à toi-même, comment l'aurais-tu compris ? Et puis, le mal est fait. Je te souhaite un joyeux anniversaire de mort. Ma mort, sa mort. A quand la tienne ? »
Et Louise avait disparu.
Suzanne n'alla pas livrer la galette ; elle l'abandonna sur le trottoir. L'adrénaline affluant tout à coup, elle se leva, courut, manquant de trébucher à plusieurs reprises, renversant plusieurs personnes, se fichant d'où elle allait et de ce qui lui faisait obstacle ; elle ne s'arrêta pas de courir, elle courut encore et encore, insouciante, oubliant tout de ce qu'elle était et ce qu'elle avait vécu, oubliant même comment est-ce que l'on parlait, l'on pensait et l'on se souvenait. Elle s'échoua au beau milieu de la route, après s'être encoublée et avoir violemment percuté le sol, s'y étalant de tout son long.


Folie, n.f. Caractéristique qui se dit d'une personne lorsqu'elle agit de façon paradoxale, en marge des valeurs sociales couramment répandues. Généralement poussée par quelque chose qui n'est pas de l'ordre de la raison (souvent une forme d'amour). Peut être pathologique ou la conséquence de circonstances particulières.

Louise R.


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